Le 14 mars dernier, le Tribunal de l’Union Européenne est venu rappeler toute la prudence dont il convient de faire preuve lors de la première divulgation d’un dessin ou modèle et ce, quel que soit le lieu de la divulgation.
Pour rappel, un dessin ou modèle n’est susceptible d’être protégé qu’à la condition qu’il remplisse la condition de nouveauté, détruite en cas de divulgation antérieure. Le créateur a toutefois la possibilité de présenter un dessin ou un modèle sur le marché pendant un délai de grâce de 12 mois, avant d’avoir à procéder aux formalités de dépôt sans que cette divulgation n’ait des conséquences sur l’appréciation de la nouveauté.
La société Crocs n’a, elle, pas fait les bons calculs et le Tribunal de l’UE est venu confirmer l’annulation de l’enregistrement du célèbre modèle de sabots « Crocs » au motif que ce dernier avait été divulgué au public antérieurement aux douze mois précédant la date de priorité.
Dans les faits, le prédécesseur de la société Crocs avait déposé le modèle communautaire de chaussures le 22 novembre 2004, en revendiquant une priorité remontant au 28 mai 2004, date d’une demande de brevet aux Etats-Unis par Crocs.
En 2013, la société française Gifi introduisit une demande en nullité auprès de l’EUIPO en faisant valoir que le dessin était dépourvu de nouveauté pour avoir été divulgué au public avant le 28 mai 2003, c’est-à-dire antérieurement à la période de douze mois précédant la date de priorité. Gifi invoquait à l’appui de sa demande trois faits de divulgation : une exposition lors d’un salon nautique international aux Etats-Unis, la vente de milliers de sabots aux Etats-Unis, et la divulgation du modèle sur le site Internet de Crocs.
La chambre de recours de l’EUIPO fit droit à la demande en nullité, ce que le Tribunal a confirmé.
La société Crocs ne contestait pas la matérialité des trois faits de divulgation, mais soutenait qu’il s’agissait de faits qui, dans la pratique normale des affaires, ne pouvaient raisonnablement être connus des milieux spécialisés du secteur concerné opérant dans l’Union.
Le Tribunal rappela en premier lieu qu’il importe peu que la divulgation destructrice de nouveauté ait eu lieu en dehors du territoire de l’Union : il suffit que le dessin ait été « exposé, utilisé dans le commerce ou rendu public de toute autre manière ».
La question qui se posait était en réalité la suivante : les professionnels de la vente et de la fabrication de chaussures pouvaient-ils raisonnablement avoir connaissance d’événements s’étant produits en dehors de l’Union ?
Le Tribunal répondit qu’il appartenait au titulaire du modèle contesté de fournir les éléments factuels permettant de démontrer que « ces milieux n’avaient réellement pas la possibilité de prendre connaissance des faits constitutifs de la divulgation, [et ce,] tout en tenant compte de ce qui peut raisonnablement être exigé de la part de ces milieux pour connaître l’état de l’art antérieur ».
Le Tribunal en conclut que Crocs n’avait pas suffisamment démontré l’impossibilité pour ces professionnels de prendre connaissance des faits constitutifs de la divulgation. Au vu du succès de leur exposition, et de l’importance du nombre de modèles vendus aux Etats-Unis, il jugea qu’il était impossible que ces derniers soient passés inaperçus des milieux spécialisés du secteur concerné de l’Union, ne pouvant ignorer une telle divulgation outre-Atlantique.
Une quantité suffisante d’exemplaires, une divulgation constatée par un nombre suffisant de personnes, un succès commercial du produit, un délai suffisant entre divulgation et dépôt sont autant d’éléments permettant de considérer que les milieux spécialisés ont eu connaissance du modèle : notoriété ou exclusivité, il faut choisir ou se dépêcher !
Tribunal de l’UE, 14 mars 2018, T-651/16, EU:T:2018:137, Crocs / EUIPO – Gifi