A travers deux arrêts[1] rendus le 9 mars 2021, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pose le principe selon lequel une période de garde sous régime d’astreinte peut constituer du temps de travail – dans son intégralité – si les contraintes imposées au salarié, au cours de cette période, affectent de manière objective et très significative sa faculté à gérer son temps libre et à se consacrer à ses propres intérêts.
La position dégagée ici par la Cour de justice n’est pas sans importance dans la mesure où la distinction qu’elle opère entre les notions de « temps de travail »[2] et de « période de repos »[3] peut entraîner à l’avenir, pour l’employeur, de sérieuses conséquences financières. Il convient donc d’être particulièrement vigilant sur ce point.
En droit français, une période d’astreinte s’entend comme « une période pendant laquelle le salarié, sans être sur son lieu de travail et sans être à la disposition permanente et immédiate de l’employeur, doit être en mesure d’intervenir pour accomplir un travail au service de l’entreprise. »
Ainsi, seule la durée de cette intervention est considérée comme un temps de travail effectif devant être rémunéré, alors que toute période où le salarié n’intervient pas est seulement prise en compte pour le calcul des durées minimales de repos quotidien et hebdomadaire.
Via les deux décisions précitées, le raisonnement opéré par la CJUE est simple : toute période de garde sous régime d’astreinte qui ne relève pas du « temps de travail » relève d’une « période de repos », et inversement.
De surcroît, seules les contraintes qui sont imposées au travailleur (par un texte ou par l’employeur) peuvent être prises en considération afin d’évaluer si une période de garde constitue du « temps de travail ».
Les difficultés organisationnelles qui sont la conséquence d’éléments naturels ou du libre choix de celui-ci (ex : distance importante séparant le domicile du lieu de travail, nature difficilement accessible du lieu de travail, activités de loisir situées dans une zone éloignée etc.) ne sauraient quant à elle être prises en compte.
Compte tenu de ces éléments, la Cour considère ainsi que relèvent du temps de travail :
- Les périodes de garde au cours desquelles les contraintes imposées au travailleur affectent – objectivement et très significativement – sa faculté de gérer librement le temps pendant lequel ses services professionnels ne sont pas sollicités, et de consacrer ce temps à ses propres intérêts.
- Les périodes au cours desquelles le travailleur demeure soumis à des contraintes – objectives et très significatives – telles que l’obligation d’être immédiatement disponible pour son employeur, lorsque, en raison de la nature même du lieu de travail, et après avoir effectué ses heures de travail, le travailleur ne dispose pas de la possibilité réaliste de quitter ce lieu.
- Une période de garde durant laquelle le délai imposé au travailleur pour se remettre au travail est limité à quelques minutes : le travailleur étant dans ce cas fortement dissuadé de planifier une quelconque activité de détente, même de courte durée.
- Si le travailleur est en moyenne fréquemment appelé à fournir des prestations d’une certaine durée au cours de ses périodes de garde.
- De même, si le travailleur est en moyenne rarement appelé à intervenir au cours des périodes de garde, et si l’impact du délai qui lui est imposé pour reprendre ses activités professionnelles est tel qu’il suffit à restreindre – de manière objective et très significative – la faculté qu’il a de gérer librement le temps pendant lequel ses services professionnels ne sont pas sollicités.
A contrario, les situations suivantes constituent d’après la Cour une période de repos :
- Si le lieu de travail englobe ou se confond avec le domicile du travailleur, la seule circonstance qu’au cours d’une période de garde donnée, le travailleur est tenu de demeurer sur son lieu de travail afin de pouvoir, en cas de besoin, être disponible pour son employeur ne suffit pas à qualifier cette période de temps de travail.
La Cour estime en effet que l’interdiction faite au travailleur, dans ce contexte, de quitter son lieu de travail n’implique pas nécessairement qu’il doive demeurer éloigné de son environnement familial et social.
- Une période de garde au cours de laquelle un travailleur peut, compte tenu du délai raisonnable qui lui est accordé pour reprendre ses activités professionnelles, planifier ses occupations personnelles et sociales ne constitue pas non plus du temps de travail.
- Enfin, le fait pour l’employeur de mettre à la disposition du travailleur, en raison de la nature particulière du lieu de travail, un logement de fonction situé sur ce même lieu ou à proximité immédiate de celui-ci, ne constitue pas en tant que tel un élément déterminant aux fins de qualifier des périodes de garde sous régime d’astreinte de temps de travail, dès lors que ce travailleur n’est pas soumis à des contraintes telles que sa faculté de se consacrer à ses intérêts privés s’en trouverait – objectivement et très significativement – affectée.
Quelles sont les conséquences pour l’employeur ?
Ces décisions de la CJUE vont impacter le coût des astreintes et risquent d’en complexifier le régime, en ouvrant la voie à des interprétations variables entre le temps de repos et le temps de travail effectif.
En effet et comme mentionné plus haut, en droit français – seule la durée de l’intervention sous astreinte relève d’un temps de travail effectif donnant droit à rémunération.
Or la solution dégagée par la CJUE va bien au-delà, puisque la Cour admet qu’une période de garde – où le salarié n’est pas nécessairement en intervention – peut constituer un temps de travail effectif si ce dernier, « de par les contraintes qui lui sont imposées, affectent de manière objective et très significative sa faculté à gérer son temps libre et à se consacrer à ses propres intérêts. »
Ainsi, il en résulte qu’une période pendant laquelle un salarié ne serait pas en train d’effectuer une intervention pour son employeur pourrait être rémunérée au titre d’un temps de travail effectif.
En outre, dans le cadre d’une période de garde relevant d’une « période de repos », la CJUE affirme qu’un texte ou encore une décision de l’employeur peut tout à fait prévoir le versement au travailleur concerné d’une somme visant à compenser les désagréments que lui occasionnent ces périodes de garde dans la gestion de son temps et de ses intérêts privés.
En droit français, la période d’astreinte fait l’objet d’une contrepartie soit sous forme financière, soit sous forme de repos[4], la dernière option étant généralement privilégiée.
Dès lors, bien que la Cour n’impose aucune obligation de rémunération au profit du salarié en « période de repos », l’on comprend à travers sa rédaction qu’elle invite implicitement les Etats membres à faire évoluer leur législation dans ce sens.
Une modification du régime d’astreinte en droit français n’est donc, à terme, pas à exclure et nous ne manquerons pas de vous alerter sur ces modifications.
[1] CJUE, 9 mars 2021, D.J./Radiotelevizija Slovenija (C-344/19)
CJUE, 9 mars 2021, RJ/Stadt Offenbach am Main (C-580/19)
[2] « Toute période durant laquelle le travailleur est au travail, à la disposition de l’employeur et dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions, conformément aux législations et/ou pratiques nationales. »
[3] « Toute période qui n’est pas du temps de travail. »
[4] Article L. 3121-9 du Code du travail